12 avril 2020

Récits du Familistère au temps du Coronavirus Des écoliers dans la cour

L’épidémie de Coronavirus apparue en janvier 2020 provoque un état d’urgence mondialisé qui confine l’humanité, mais qui ne peut suspendre la pensée et le désir d’une société alternative dont chacun·e conçoit bien l’extrême nécessité. Nous rongeons notre frein, mais pas seulement. Beaucoup d’entre nous s’appliquent à réfléchir à l’état de défiance et s’emploient à le surmonter. Plusieurs fois par semaine de confinement, le Familistère invite une personnalité, géographe, historien·ne, artiste, architecte, sociologue, écrivain·e, entrepreneur/euse ou médecin, à proposer la lecture d’une image du Familistère dans le contexte de l’épidémie et de ses conséquences sociales et politiques.
Aujourd'hui, Jean-Loup Pivin, architecte, essayiste et éditeur.

TAP-TAP, FLIC-FLOC, CLOC, OH-AH

Vue d'écoliers rassemblés dans la cour du pavillon central.

Rassemblement des écoliers dans la cour du pavillon central du Palais social. Photographie anonyme, 1890. Collection Familistère de Guise (inv. 1976-1-78).

C’est l’été qui arrive. Tap-Tap, Flic-Floc. Deux fois, trois fois avec l’écho des centaines de pas. Tap-Tap, Flic-Floc. On a mis notre plus belle robe, notre costume bien repassé, notre large chapeau. Tap-Tap, Flic-Floc. On est descendu de nos coursives des trois pavillons, un, deux, trois étages plus bas. Pas pour sortir. Pour aller dans la cour du Pavillon Central faire une promenade. On ne sort pas. On marche. Tap-Tap, Flic-Floc. Ralentissement. Croisement. Taaap-Taaap, Fliiiic-Floooc. On se dit bonjour de la tête. Et reprennent Tap-Tap, Flic-Floc. De long en large. Selon des courbes, des diagonales, des figures inconnues. Tap-Tap, Flic-Floc. Quand la fatigue nous prend et quand On se croise, On s’arrête. On paaaarle. Et On repart. Tap-Tap, Flic-Floc. Le chapeau nous empêche d’avoir un coup de soleil à travers les vitres de la verrière. Le chapeau nous empêche de voir le ciel.

De la 3ème coursive, On, On regarde les crânes et les chapeaux. Cloc. On essaie de deviner qui est qui. C’est l’été. On. Il fait trop chaud pour descendre. On. Peut-être plus tard. Cloc. Puisqu’il faut être là. Il faut que l’On nous voit. Que l’On se voit. C’est la règle. On, c’est nous. Cloc. On aurait pu dire autrement. Mais c’est comme ça. On. On, c’est la loi.

On ne sait plus depuis combien de temps, Clic, On est dans le Palais. Clac. Appartement-coursive-escalier-cour, local ordure, local sanitaire, boutique. Clic. Dehors. Clac. On voit bien le ciel, la nuit, le jour, les nuages, la pluie, le soleil, la neige, à travers les verrières. Clic. On change de cour pour voir le ciel différemment, les jours sans chapeau. Clac.

Aujourd’hui il fait beau, on marche. Tap-Tap, Flic-Floc. On marche. Cloc. On marche. Clic.

Enfants dans la cour du pavillon central

Rassemblement des écoliers dans la cour du pavillon central du Palais social. Photographie anonyme, 1890 (détail). Collection Familistère de Guise (inv. n° 1976-1-78).

Un jour, On nous a dit que nous étions dans une prison. Oh. Que tous ces coursives autour de la cour, c’était pour que nous nous surveillions. Oh. Que toutes ces fenêtres sur les coursives nous empêchaient d’être chez soi. Oh. Que tout était réglé sans que personne puisse exister sans On. Ah. Ce On était bizarre comme s’il ne savait pas qu’On a voulu être là. Et ça n’a pas été facile d’y entrer. Ah. Maintenant que nous y sommes, On partira pas. Ah. Jusqu’à notre mort. Ah. On est content de faire un signe à ceux qui passent devant nos fenêtres. Ah. On cache rien. Ah. On est On. Un existe mais pas un sans On. Ah. D’ailleurs On dit quand quelqu’un se veut Un, « qu’il a plus un On ». Ah Ah. On lui donne une chance de revenir. Ah. Sinon on le chasse parmi le monde des Un. Oh.

Cela fait longtemps qu’On travaille plus. Top. On vit là. Top. La boutique, on donne des bons. Top-Top. Dans la cour, On marche. Tap-Tap. On fait des kilomètres. Flic Floc. Les escaliers, On gravit des montagnes. Top. Et on redescend dans la cour-vallée. Tip.

Rarement un cercueil passe. Tout le monde regarde des coursives. De la cour. Les porteurs avec leur masque et leur chapeau, font deux pas énergiques en avant, un pas glissé en arrière. Top. On marche plus. On se fige. Clic. Des statues. Silence. Y-a plus d’échos. Sinon les pas, deux frappés en avant, un glissé en arrière. Flap. Ensuite les portes sur la place s’ouvrent. Clic. Le cercueil passe, personne ne suit. Clac.

Avant, On travaillait à côté, après la place et la rue. Frot. À l’usine qui fumait pour faire fumer des poêles. Frot. Et On revenait quand le travail était terminé. Ha. Plusieurs fois par jour. Frot. On se baignait. Ha. On sortait dans le jardin. Ha. On allait à l’école. Oh Ah. Et on allait au théâtre. Ah.

C’est devenu trop dangereux. Ho. La Grande Cour du Pavillon Central, y a tout maintenant, le théâtre, l’école,…. S’il n’y a pas le jardin, il y le ciel à travers les verrières. Ah.

Maintenant c’est comme ça. Oh. Et On est content. Ah. Dans la cour, quand On marche, On voit des regards se croiser. On voit l’amour passer. On voit les nuages passer. On voit le temps passer. Tap-Tap. Flic-Floc. Oh-Ah.

Jean Loup Pivin

Jean-Loup Pivin est architecte, essayiste et éditeur. Co-fondateur de Revue Noire, revue d’art contemporain africain, il est avec Pascal Martin Saint Leon commissaire de l’exposition post-épidémique « Le monde rêvé de Pume Bylex, avec Alain Nzuzi Polo » au Familistère de Guise. Il a rédigé en 1996 le programme Utopia de valorisation du Familistère de Guise.