11 mai 2020

Récits du Familistère au temps du Coronavirus post-scriptum #1

L’épidémie de Coronavirus apparue en janvier 2020 provoque un état d’urgence mondialisé qui confine l’humanité, mais qui ne peut suspendre la pensée et le désir d’une société alternative dont chacun·e conçoit bien l’extrême nécessité. Nous rongeons notre frein, mais pas seulement. Beaucoup d’entre nous s’appliquent à réfléchir à l’état de défiance et s’emploient à le surmonter. Plusieurs fois par semaine de confinement, le Familistère a invité une personnalité, géographe, historien·ne, artiste, architecte, sociologue, écrivain·e, à proposer la lecture d’une image du Familistère dans le contexte de l’épidémie et de ses conséquences sociales et politiques. À partir du 11 mai 2020, quelques postscriptums vont s’ajouter à ces quinze récits. Aujourd’hui, celui de Frédéric Panni, conservateur du patrimoine.

ELLE S’EST SOUSTRAITE À L’AGITATION DU PALAIS SOCIAL…

Vue d'une chambre à coucher avec une jeune fille lisant près de la fenêtre

Une chambre à coucher d'un appartement du Palais social. Photographie anonyme, vers 1900.

C’est la chambre à coucher d’un appartement du Palais social en 1900. Le lit au premier plan, des murs tendus d’un papier peint à motif floral, chargés de cadres et de chromos – un portrait photographique en majesté du père de famille, des images publicitaires, une scène de combat (de la guerre de 1870 ?), un placard du journal socialiste La Petite République, un miroir. Quelques flacons sur une étagère basse. Sur la commode en bois verni, deux vases en faïence, un coffret, d’autres portraits photographiques (du père à nouveau et de sa femme ?). Au centre de  la pièce, sur la table recouverte d’une nappe, une plante en pot, exotique, probablement des feuilles de colocasia, dites « oreilles d’éléphants ». Devant la fenêtre aux voilages de broderie mécanique (une spécialité de Saint-Quentin), pendent d’épais rideaux. Une jeune fille est assise là, discrète, silencieuse. À la lumière qui pénètre abondamment dans la chambre, elle lit un livre, un roman édifiant ou un livre de voyages, qu’elle a sans doute emprunté à la bibliothèque du Familistère. Elle a douze ans et demi, elle est la fille d’un mouleur de l’usine du Familistère et d’une mère au foyer, elle a plusieurs frères, elle est élève des écoles du Palais social, elle va obtenir le certificat d’études primaires. Elle s’est soustraite à l’agitation du Palais social ; elle s’est retirée dans la pièce la plus calme de l’appartement, la chambre à coucher de ses parents.

Cette représentation du bien-être ouvrier, des vertus de l’éducation populaire inclusive, aurait pu passer il y a quelques semaines pour l’image d’un confinement paisible et raisonné.

Chacun·e a toutefois fait l’expérience de l’inquiétude de la réclusion sanitaire. A été abasourdi·e par la clameur politique et médiatique des impératifs de dispersion sociale. La contrainte de la retraite volontaire a trouvé sa justification, sa raison d’avoir lieu et peut-être même sa raison d’être dans le tapage d’une parole grisée par sa faculté d’engendrer une histoire satisfaisante et une réalité ad hoc. La dramatisation forcée des discours et ses dérives : effrayer pour obtenir l’acceptation et discipliner, puis poser, gravement, en protecteur. La soif d'une guerre sans métaphore, la sainteté de la sécurité, la foire aux milliards, l’air du catalogue des millions, l’encouragement à la distanciation sociale sous prétexte de distanciation physique, la dialectique de l’attention et du relâchement. Bientôt, l'espace public réservé à ses usagers utiles, qui le traversent sans l'occuper... L’état d’urgence, protecteur et rassurant comme toujours, proclamé, prolongé, intégré dans le droit commun, comme toujours. Et finalement la confirmation d’un ordre moralisateur qui rejette la faute du trouble public sur les citoyens indociles, qui condamne toute manifestation de désinvolture et encourage à leur réprobation, sinon à leur dénonciation.

Ce que la jeune fille du Familistère apprend dans la lecture ? À comprendre le sens des mots et du récit. À ne pas vociférer, plus tard, dans l’assemblée des sociétaires de l’Association coopérative du capital et du travail. À résister.

Frédéric K. Panni

Frédéric Panni est conservateur du patrimoine du Familistère de Guise. Avec Hugues Fontaine, il a créé les Éditions du Familistère qui ont publié Les Lettres du Familistère de Jean-Baptiste André Godin et Hugues Fontaine (2008, rééd. 2011), Solutions sociales de Jean-Baptiste André Godin (2010, rééd. du texte de 1871), Utopia/Georges Rousse (2015), L’album du Familistère (2017), Des machines au service du peuple (2017) et Georges Fessy et la photographie (2019). Il a récemment rédigé un article sur la bibliothèque du Familistère pour l’ouvrage collectif  Bibliothèques en utopie : les socialistes et la lecture au XIXe siècle (Presses de l'ENSSIB, 2020), publié sous la direction de Nathalie Brémand (voir ici son Récit du Familistère au temps du Coronavirus).

 

Retrouver ici la notice historique de la photographie.